le sous-commandant Marcos, août 1997
La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’Etat, c’est la province de la vie et de la mort, le chemin qui conduit à la survie ou à l’anéantissement. Il est indispensable de l’étudier à fond. »Sun Tse, L’Art de la guerre.
Le néolibéralisme, comme système mondial, est une nouvelle guerre de conquête de territoires. La fin de la troisième guerre mondiale, ou guerre froide, ne signifie nullement que le monde ait surmonté la bipolarité et retrouvé la stabilité sous l’hégémonie du vainqueur. Car, s’il y a eu un vaincu (le camp socialiste), il est difficile de nommer le vainqueur. Les Etats-Unis ? L’Union européenne ? Le Japon ? Tous trois ? La défaite de l’« Empire du mal » ouvre de nouveaux marchés, dont la conquête provoque une nouvelle guerre mondiale, la quatrième.
Comme tous les conflits, celui-ci contraint les Etats nationaux à redéfinir leur identité. L’ordre mondial est revenu aux vieilles époques des conquêtes de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie. Etrange modernité qui avance à reculons. Le crépuscule du XXe siècle ressemble davantage aux siècles barbares précédents qu’au futur rationnel décrit par tant de romans de science-fiction.
De vastes territoires, des richesses et, surtout, une immense force de travail disponible attendent leur nouveau seigneur. Unique est la fonction de maître du monde, mais nombreux sont les candidats. D’où la nouvelle guerre entre ceux qui prétendent faire partie de l’« Empire du bien ».
Si la troisième guerre mondiale a vu l’affrontement du capitalisme et du socialisme sur divers terrains et avec des degrés d’intensité variables, la quatrième se livre entre grands centres financiers, sur des théâtres mondiaux et avec une formidable et constante intensité.
La « guerre froide », la mal nommée, atteignit de très hautes températures : des catacombes de l’espionnage international jusqu’à l’espace sidéral de la fameuse « guerre des étoiles » de Ronald Reagan ; des sables de la baie des Cochons, à Cuba, jusqu’au delta du Mékong, au Vietnam ; de la course effrénée aux armes nucléaires jusqu’aux coups d’Etat sauvages en Amérique latine ; des coupables manoeuvres des armées de l’OTAN aux menées des agents de la CIA en Bolivie, où fut assassiné Che Guevara. Tous ces événements ont fini par faire fondre le camp socialiste comme système mondial, et par le dissoudre comme alternative sociale.
La troisième guerre mondiale a montré les bienfaits de la « guerre totale » pour le vainqueur : le capitalisme. L’après-guerre laisse entrevoir un nouveau dispositif planétaire dont les principaux éléments conflictuels sont l’accroissement important des no man’s land (du fait de la débâcle de l’Est), le développement de quelques puissances (les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon), la crise économique mondiale et la nouvelle révolution informatique.
Grâce aux ordinateurs, les marchés financiers, depuis les salles de change et selon leur bon plaisir, imposent leurs lois et leurs préceptes à la planète. La « mondialisation » n’est rien de plus que l’extension totalitaire de leurs logiques à tous les aspects de la vie. Naguère maîtres de l’économie, les Etats-Unis sont désormais dirigés, télédirigés, par la dynamique même du pouvoir financier : le libre-échange commercial.
Et cette logique a profité de la porosité provoquée par le développement des télécommunications pour s’approprier tous les aspects de l’activité du spectre social. Enfin une guerre mondiale totalement totale ! Une de ses premières victimes est le marché national. A la manière d’une balle tirée à l’intérieur d’une pièce blindée, la guerre déclenchée par le néolibéralisme ricoche et finit par blesser le tireur.
Une des bases fondamentales du pouvoir de l’Etat capitaliste moderne, le marché national, est liquidée par la canonnade de l’économie financière globale. Le nouveau capitalisme international rend les capitalismes nationaux caducs, et en affame jusqu’à l’inanition les pouvoirs publics. Le coup a été si brutal que les Etats nationaux n’ont pas la force de défendre les intérêts des citoyens.
La belle vitrine héritée de la guerre froide — le nouvel ordre mondial — a été brisée en mille morceaux par l’explosion néolibérale. Quelques minutes suffisent pour que les entreprises et les Etats s’effondrent ; non pas à cause du souffle des révolutions prolétariennes, mais en raison de la violence des ouragans financiers.
Le fils (le néolibéralisme) dévore le père (le capital national) et, au passage, détruit les mensonges de l’idéologie capitaliste : dans le nouvel ordre mondial, il n’y a ni démocratie, ni liberté, ni égalité, ni fraternité. La scène planétaire est transformée en nouveau champ de bataille où règne le chaos.
Vers la fin de la guerre froide, le capitalisme a créé une horreur militaire : la bombe à neutrons, arme qui détruit la vie tout en respectant les bâtiments. Mais une nouvelle merveille a été découverte à l’occasion de la quatrième guerre mondiale : la bombe financière.
A la différence de celles d’Hiroshima et de Nagasaki, cette nouvelle bombe non seulement détruit la polis (ici, la nation) et impose la mort, la terreur et la misère à ceux qui y habitent, mais elle transforme sa cible en simple pièce dans le puzzle de la mondialisation économique.
Le résultat de l’explosion n’est pas un tas de ruines fumantes ou des milliers de corps inertes, mais un quartier qui s’ajoute à une mégalopole commerciale du nouvel hypermarché planétaire et une force de travail reprofilée pour le nouveau marché de l’emploi planétaire.
L’Union européenne vit dans sa chair les effets de la quatrième guerre mondiale. La mondialisation a réussi à y effacer les frontières entre des Etats rivaux, ennemis depuis des siècles, et les a obligés à converger vers l’union politique. Des Etats-nations jusqu’à la fédération européenne, le chemin sera pavé de destructions et de ruines, à commencer par celles de la civilisation européenne.
Les mégapoles se reproduisent sur toute la planète. Les zones d’intégration commerciale constituent leur terrain de prédilection. En Amérique du Nord, l’Accord de libre échange nord-américain (Alena) entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique précède l’accomplissement d’un vieux rêve de conquête : « L’Amérique aux Américains ».
Les mégapoles remplacent-elles les nations ? Non, ou plutôt pas seulement. Elles leur attribuent de nouvelles fonctions, de nouvelles limites et de nouvelles perspectives. Des pays entiers deviennent des départements de la méga-entreprise néolibérale, qui produit ainsi, d’un côté, la destruction/dépeuplement, et, de l’autre, la reconstruction/réorganisation de régions et de nations.
Si les bombes nucléaires avaient un caractère dissuasif, comminatoire et coercitif lors de la troisième guerre mondiale, les hyperbombes financières, au cours de la quatrième, sont d’une autre nature. Elles servent à attaquer les territoires (Etats-nations) en détruisant les bases matérielles de leur souveraineté et en produisant leur dépeuplement qualitatif, l’exclusion de tous les inaptes à la nouvelle économie (par exemple, les indigènes).
Mais, simultanément, les centres financiers opèrent une reconstruction des Etats-nations et les réorganisent selon la nouvelle logique : l’économique l’emporte sur le social.
Le monde indigène est plein d’exemples illustrant cette stratégie : M. Ian Chambers, directeur du Bureau pour l’Amérique centrale de l’Organisation internationale du travail (OIT), a déclaré que la population indigène mondiale (300 millions de personnes) vit dans des zones qui recèlent 60 % des ressources naturelles de la planète. « Il n’est donc pas surprenant que de multiples conflits éclatent pour s’emparer de leurs terres (...). L’exploitation des ressources naturelles (pétrole et mines) et le tourisme sont les principales industries qui menacent les territoires indigènes en Amérique (1). » Après viennent la pollution, la prostitution et les drogues.
Dans cette nouvelle guerre, la politique, en tant que moteur de l’Etat-nation, n’existe plus. Elle sert seulement à gérer l’économie, et les hommes politiques ne sont plus que des gestionnaires d’entreprise. Les nouveaux maîtres du monde n’ont pas besoin de gouverner directement. Les gouvernements nationaux se chargent d’administrer les affaires pour leur compte.
Le nouvel ordre, c’est l’unification du monde en un unique marché. Les Etats ne sont que des entreprises avec des gérants en guise de gouvernements, et les nouvelles alliances régionales ressemblent davantage à une fusion commerciale qu’à une fédération politique.
L’unification que produit le néolibéralisme est économique ; dans le gigantesque hypermarché planétaire ne circulent librement que les marchandises, pas les personnes.
Cette mondialisation répand aussi un modèle général de pensée. L’American way of life, qui avait suivi les troupes américaines en Europe lors de la deuxième guerre mondiale, puis au Vietnam et, plus récemment, dans le Golfe, s’étend maintenant à la planète par le biais des ordinateurs.
Il s’agit d’une destruction des bases matérielles des Etats-nations, mais également d’une destruction historique et culturelle. Toutes les cultures que les nations ont forgées — le noble passé indigène de l’Amérique, la brillante civilisation européenne, la sage histoire des nations asiatiques et la richesse ancestrale de l’Afrique et de l’Océanie — sont corrodées par le mode de vie américain. Le néolibéralisme impose ainsi la destruction de nations et de groupes de nations pour les fondre dans un seul modèle.
Il s’agit donc bien d’une guerre planétaire, la pire et la plus cruelle, que le néolibéralisme livre contre l’humanité.
Nous voici face à un puzzle. Pour le reconstituer, pour comprendre le monde d’aujourd’hui, beaucoup de pièces manquent. On peut néanmoins en retrouver sept afin de pouvoir espérer que ce conflit ne s’achèvera pas par la destruction de l’humanité. Sept pièces pour dessiner, colorier, découper et tenter de reconstituer, en les assemblant à d’autres, le casse-tête mondial.
La première de ces pièces est la double accumulation de richesse et de pauvreté aux deux pôles de la société planétaire. La deuxième est l’entière exploitation du monde. La troisième est le cauchemar d’une partie désoeuvrée de l’humanité. La quatrième est la relation nauséabonde entre le pouvoir et le crime. La cinquième est la violence de l’Etat. La sixième est le mystère de la mégapolitique. La septième, ce sont les formes multiples de résistance que déploie l’humanité contre le néolibéralisme.