Deux ans après la crise migratoire de l’été 2015, où en sont les chiffres de l’immigration en Europe ? La démographe fait le point, et constate que l’aveuglement volontaire des élites est plus que jamais un problème.
LE FIGARO. – Deux ans après ce qu’on a appelé la crise des migrants, peut-on dire que l’alerte est derrière nous?
Michèle TRIBALAT. – On peut avoir le sentiment que la crise migratoire est derrière nous, car on a cessé de voir les colonnes de migrants traverser l’Europe, comme c’était le cas en 2015.
Les frontières ont été fermées les unes après les autres, et Angela Merkel a remis notre destin dans les mains du président turc. Si l’on s’en tient aux données de Frontex, les franchissements de frontières illégaux ont été beaucoup moins fréquents en 2016, mais seulement pour les deux derniers trimestres. Les pressions les plus importantes se font désormais sentir en Italie. D’un autre côté, de nombreux migrants se sont éparpillés, après avoir été déboutés du droit d’asile, notamment par l’Allemagne qui avait reçu le plus de demandes.
À l’automne dernier, lors d’un colloque au Sénat, l’ambassadeur de Hongrie, pays qui avait vu passer le plus de migrants en 2015, relativement à sa population, à qui je demandais ce qu’il en était des demandeurs d’asile en Hongrie, me répondit: «Ils sont tous partis!» Ce qui voudrait dire que nous «gérons» encore les suites de l’afflux considérable de 2015.
Qui sont ces migrants ?
Michèle TRIBALAT. – Des migrants illégaux, on ne sait pas grand-chose. Il faut qu’ils entrent dans une procédure pour qu’on apprenne quelque chose sur eux, avec retard. Le ministère de l’Intérieur publie des données sur les étrangers qui ont obtenu un titre de séjour, rien sur ceux qui essuient un refus.
Ces derniers peuvent apparaître plus tard dans les statistiques lorsqu’ils ont trouvé un moyen de régulariser leur situation. L’Ofpra donne quelques indications sur les étrangers qui déposent une demande d’asile et ceux qui obtiennent une protection. Pour cela, il faut compulser les rapports annuels de l’Ofpra.
Le ministère de l’Intérieur aussi donne quelques informations sur son site. Mais, si vous cherchez en open data des données sur les demandeurs d’asile, vous trouverez un document datant de 2012 sur les places d’hébergement. Sur le site de l’Insee vous tomberez sur un document traitant des demandeurs d’asile en Bretagne en 2012! Il faut aller sur Eurostat pour avoir des tableaux sur les demandeurs d’asile, selon des classes d’âge et la nationalité de 2008 à 2016.
Par exemple, en 2015-2016, 60 % des 160.000 mineurs non accompagnés qui ont demandé l’asile dans un pays de l’UE, l’ont fait en Allemagne et en Suède, contre 0,5 % en France. Dans l’UE, 62 % de ces mineurs ont entre 16 et 17 ans. On compte 10 garçons pour une fille en moyenne dans l’UE, mais aussi en Allemagne et en Suède (et jusqu’à 13 garçons pour une fille pour les 16-17 ans), contre 2,8 garçons pour une fille en France.
L’immigration légale (mesurable, à la différence de l’immigration clandestine) est-elle en hausse en France?
Michèle TRIBALAT. – Contrairement au récit sur la stabilité des flux – 200.000 entrées par an – et si l’on excepte les quatre dernières années du quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’immigration a beaucoup augmenté, quelle que soit la source à laquelle on se réfère. Si l’on s’en tient aux chiffres publiés par le ministère de l’Intérieur sur les premiers titres délivrés aux étrangers en provenance de pays tiers, le nombre de ces premiers titres aurait augmenté de 72 %, de 2000 à 2016, le chiffre de 2016 (228.000) étant encore provisoire.
Il y a sept ans vous aviez publié Les Yeux grands fermés pour dénoncer l’aveuglement des élites sur le phénomène de l’immigration en France. Est-ce toujours le cas?
Michèle TRIBALAT. – Je dénonçais un aveuglement volontaire. Avoir les yeux grands fermés nécessite un effort pour ne pas voir ce que l’on sait parfaitement exister. C’est un exercice de déni conscient. Le livre Un président ne devrait pas dire ça a révélé que cette attitude était toujours d’actualité au plus haut sommet de l’État. Cet état d’esprit assez général a forcément des conséquences sur les orientations de la recherche. Tout chercheur sait quel type d’information lui apportera l’audience et la notoriété auxquelles il aspire et ce qu’il doit absolument éviter. Il sait aussi que les échos qu’il recevra tiendront plus à la nature des résultats qu’il met en avant qu’à la qualité de leur élaboration.
Ces attentes corrompent la démarche scientifique et la privent de son carburant: la curiosité. Les médias n’ont généralement pas les compétences nécessaires pour évaluer la qualité des données qu’ils commentent. Souvent, ils se pâment devant l’épaisseur du document qu’ils n’ont pas le temps de lire, épaisseur qui atteste forcément de la qualité de la démarche. Un exemple simple pour lequel aucune compétence statistique n’était nécessaire, juste un peu de bon sens.
Dans l’enquête «Trajectoires et origines» de 2008, qui a donné lieu à un gros volume de résultats, une question demandait, à ceux qui s’étaient déclarés victimes de racisme, dans quel lieu cela s’était passé pour la dernière fois, tout en indiquant que plusieurs réponses étaient possibles. Qui a relevé le caractère contradictoire de la question et, donc, les problèmes d’interprétation? Quand on sait que le questionnaire a été vu par le Conseil national de l’information statistique, cela laisse songeur.
Diriez-vous que les migrants sont une chance économique pour l’Union européenne?
Michèle TRIBALAT. – Pourquoi voulez-vous que n’importe quel type d’immigration, en n’importe quelle quantité en tout temps soit forcément bénéfique pour l’UE ou pour tout pays? George J. Borjas, le grand économiste du marché du travail, vient de publier un ouvrage qui fait le point sur la question, en théorie, et en pratique s’agissant des États-Unis. Ses conclusions: l’immigration n’est pas universellement bonne ; la loi de l’offre et de la demande et son effet sur les prix s’appliquent aussi au prix du travail ; le citoyen moyen pour lequel on examine les effets économiques de l’immigration n’existe pas ; certains en bénéficient, d’autres y perdent. George J. Borjas incite tout le monde à jouer «cartes sur table» lorsqu’on débat de l’immigration.
En 2015, Hubert Védrine affirmait dans Le Figaro qu’au sujet de la crise migratoire, «les opinions publiques ont l’impression que l’on ne maîtrise rien». Est-ce toujours le cas?
Michèle TRIBALAT. – Ce n’est pas seulement une impression. Une immigration illégale incontrôlable détruit toute idée de maîtrise de la politique migratoire.
Comment les politiques pourraient-ils faire croire qu’ils maîtrisent quoi que ce soit quand l’immigration illégale n’a été réduite qu’en confiant notre destin à un autocrate qui finira bien par exiger la contrepartie non financière du deal – la suppression des visas pour les Turcs – et qui a des projets bien à lui sur l’avenir de l’Europe lorsqu’il recommande aux Turcs d’Europe d’avoir cinq et pas seulement trois enfants.
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