Par Karine Bechet-Golovko
Le politologue russe Dmitry Kulikov a parfaitement formulé l’enjeu de la réaction de la société russe à la décision du CIO « effaçant » la Russie de la compétition: « Moment de vérité pour nous. Comme nation politique« .
Après une semaine et avant la réaction officielle de la réunion olympique devant déterminer à quelle sauce les athlètes russes pourront digérer le pays, une brève analyse s’impose. Ce n’est pas tous les jours que l’on assiste à ce qui ressemble de plus en plus à un orgasme libérateur collectif.
Suite à la décision du CIO, très rapidement, les sportifs et leurs fédérations se sont prononcés pour une participation aux JO. Joukov, à la tête du comité olympique russe suspendu a déclaré en audition au Parlement qu’il était honteux de condamner des sportifs qui décidaient de participer et qu’il fallait les soutenir à tout prix.
Le boycott serait impensable au risque de faire sortir la Russie de l’histoire olympique. Evidemment, avant 1952 date à laquelle elle y est entrée, le sport n’existait pas. Mais il est vrai que la mondialisation aidant, le rapport des sportifs à leur pays a beaucoup changé. Ce fait est maintenant attesté.
Le message est tant et si bien passé qu’un député a proposé de déplacer les vacances parlementaires pour permettre aux représentants de la Nation d’aller soutenir « leurs équipes ». Seule la saine réaction du speaker de la Douma V. Volodine a mis fin à ce cirque, déclarant que s’il n’est pas possible de garantir une participation des athlètes russes sous le drapeau national au nom du pays, les députés n’ont rien à y faire.
La réaction tant attendue est tombée, l’élite politico-sportive a digéré presque immédiatement l’insulte, refuse de la voir pour ne pas avoir à y réagir, glisse dans une réalité parallèle, celle où « tout est normal », risquant d’entraîner avec elle le pays et provoquant par là même une réaction violente dans la société, qui ne comprend pas pourquoi l’intérêt personnel de quelques athlètes est plus important pour l’Etat que leur intérêt personnel à eux.
Acheter la paix sociale pour maintenir une apparence de normalité est certes toujours possible, mais ne règle pas le problème, ce que de nombreux analystes soulignent: la crise ne se limite pas aux JO et ne s’arrêtera pas avec eux. Distinguons ici deux plans d’analyses: à l’intérieur du pays et à l’international.
A l’intérieur, orgasme libéral et éjection précoce d’un patriotisme passé de mode
Une sorte de réaction en chaîne s’est enclenchée après la prise de conscience de la facilité avec laquelle les arguments patriotiques furent balayés d’un revers de manche. Alors que l’idée patriotique au socle de la société russe semblait coulée dans le bronze depuis le rattachement de la Crimée, elle fut écartée sans même qu’une réelle discussion des implications géopolitiques n’ait lieu. L’intérêt du sportif a primé sur tout. C’est donc possible. Ouvertement possible. Et ce sont les réactions patriotiques de la société qui sont condamnées. Le renversement du paradigme est avéré.
L’Etat a reconnu sa défaite, celle de l’intérêt général devant l’intérêt particulier, sa soumission à celui-ci, son abdication. Victoire de l’idéologie néolibérale sur le conservatisme. Et le signal fut parfaitement interprété par la bonne société moscovite et cosmopolite. Chacun s’emballe pour ces JO, comme si rien n’existait, entraînant un glissement des frontières immédiatement acté.
Ainsi, tout est réhabilité. Le spectacle de Serebrennikov (assigné à domicile pour détournement de fonds publics, voir ici) est monté en nouveau drapeau de libération nationale par la classe bobo-moscovite. Un spectacle financé par des oligarques, dont la préparation n’a pas été aboutie (voire un peu bâclée), permettant à travers le ballet-spectacle Nureev, de tenter de modifier le discours sur l’homosexualité et l’universalité des « valeurs » européennes », la sacralisation de leur combat.
Un spectacle fait par une minorité pour une minorité montré en grande pompe au Bolchoï uniquement à ce public choisi. Le porte-parole du Kremlin, D. Peskov, parle d’un spectacle d’envergure mondiale. Pour autant et très étrangement s’il s’agit d’un spectacle de cette qualité, il ne sera montré la prochaine fois qu’en … mai et après, on ne sait pas selon le directeur du Bolchoï. Mais à la fin du spectacle, la troupe a demandé la libération de Serebrennikov, la salle a applaudi debout 15 minutes scandant le prénom du metteur en scène, l’art étant hors toute loi, c’est bien connu.
Finalement, le but recherché a été atteint, un coup de comm. Mais sans prendre le risque d’ouvrir ce spectacle à un large public, qui risque de ne pas être suffisamment « évolué » pour en apprécier la substantifique moelle.
Fait, cette fois-ci particulièrement choquant est l’affiche du festival du film documentaire ArtDocFest qui se tient à Moscou, où un film-documentaire faisant l’apologie du bataillon ukrainien punitif Aïdar est montré. En plein centre de Moscou.
Au début du film, un groupe de personnes du Donbass arrive. A leur réaction choquée, l’argument de la démocratie et de la liberté d’expression totale leur est opposé par la bonne pensance repue.
Les exploits héroïques de ce bataillon dans le Donbass, ils les connaissent non pas par ouï-dire, mais personnellement. « Imaginez que vous montriez un film sur les grands exploits des SS à des Juifs? », a été leur (saine) réaction. Ils disent que ces « héros » sont des fascistes, qu’il est impensable de montrer ce film.
La police intervient. Les évacue. Soit, ils troublent l’ordre public. L’ignominie arrive après: les applaudissements des spectateurs accompagnent la police. Une telle scène aurait-elle été possible il y a encore un an? Non. Le mouvement s’accélère.
Quand tout est permis et finalement si facile, pourquoi s’arrêter en si bon chemin. La boîte de Pandore a été ouverte, attendons la suite. Il n’y a aucune raison pour que ça se calme, le but réel n’est pas encore atteint.
A l’international, puisqu’il est possible de taper sur la Russie, pourquoi s’en priver?
La facilité avec laquelle la Russie a avalé des affronts de taille comme l’expulsion de ses diplomates, s’est adaptée sans grande résistance aux nouvelles réalités (qu’elle provoque elle-même par son attitude) comme avec les JO est interprétée comme un signe de faiblesse en Occident. Non pas de sagesse, mais de peur de la confrontation. C’est pourquoi, comme l’affirme très justement le politologue Dmitry Kulikov, le combat ne s’arrête pas aux JO et ne prendra pas fin avec eux.
En Syrie, la Russie a pris le dessus, cette victoire est condamnée par les officiels occidentaux, qui l’octroient aux Etats-Unis. Comme l’espace médiatique est totalement contrôlé par le pouvoir atlantiste, les médias en Europe et aux Etats-Unis répètent cette fable à satiété, sans être dérangés. La population n’est même pas réellement au courant d’une intervention de la Russie en Syrie. Ce qu’elle sait de la Russie est qu’elle EST le mal. Ce que résume cet article du New York Times.
Et puisque la Russie a finalement si facilement pris la décision du CIO, tout est permis. Le CIO innove avec des « lettre d’invitation » pour les sportifs russes, il décide de prendre à sa charge leur venue. Que d’amabilité. Exit la Russie. Le Times s’y met avec un humour caustique, concours humoristique pour trouver le costume neutre de ces athlètes. Pas encore assez neutres, mais rien n’est encore fini. Le pays est devenu un objet d’humour et de dérision pendant que Joukov continue à interdire toute critique des athlètes, à invoquer la participation et à se demander (vraiment naïvement?) s’il sera quand même possible d’indiquer quelque chose de national sur ces costumes. Bref, le principe est accepté, seuls les détails sont discutés.
Maintenant, s’ouvre une nouvelle phase internationale, avec le passage au processus politique en Syrie et l’aggravation du conflit en Ukraine. Comment va réagir la Russie? Ces deux terrains, comme les JO, ne sont que des lieux de combats annexes, mais desquels vont dépendre la stabilité intérieure du pays dans cette nouvelle période et sa possibilité de véritablement revendiquer un monde multipolaire.
Les dernières fois que les libéraux ont pris le contrôle du pays, ça s’est terminé par deux révolutions et le crash du pays, en 1917 et en 1991. Or, c’est justement le retour de ces figures des années 90 que l’on observe.
La Russie peut tenter encore une fois ce pari, en se disant qu’ayant tiré les leçons du passé, elle ne réitèrera pas les mêmes erreurs. Ou bien elle peut penser que les mêmes causes entraînent les mêmes effets.
La montée de cette bulle néolibérale et globaliste (tout autant que foncièrement atlantiste) ne peut rester sans incidence sur la politique internationale, et au premier plan quant au Donbass, comme l’illustre parfaitement ce film sur Aïdar. Selon le politologue A.Tchesnakov, les tentatives de mettre en place une mission de l’ONU sur tout le territoire du Donbass étaient une tentative appuyée par les libéraux pour que la Russie sorte du conflit ukrainien en sauvant la face. Mais abandonner le Donbass entraînerait un risque sérieux d’explosion de la Russie.
L’heure du choix est arrivée, et elle nécessite un peu plus de cohérences. Et donc de s’intéresser à des questions fondamentales, comme celle-ci: pourquoi les athlètes auraient-ils plus de droits que les camemberts?
La comparaison se semble tout à fait à propos. Les producteurs de camembert consacrent toute leur vie à leur art, sacrifient souvent leur vie de famille. Demandons donc, en toute cohérence, la libération des camemberts.
Cela peut être intégré dans le programme électoral des candidats libéraux à la présidentielle, qu’ils décident eux-mêmes quelles idéologies ils défendent, l’on s’y perd un peu parfois …
Karine Bechet-Golovko
http://russiepolitics.blogspot.ru/2017/12/les-jo-le-camembert-et-moi-le-moment-de.html