Ce sont deux notes de service affichées côte à côte sur les murs d'un hôpital francilien particulièrement mobilisé pour endiguer le coronavirus.
En les lisant, les soignants, en première ligne depuis mars, ont eu un haut-le-coeur. La plus récente, datée du 5 mai, concerne la prime de 1.500 euros promise pour la fin de ce mois par le gouvernement aux personnels hospitaliers des 33 départements français les plus touchés : « Aucun texte n'a été publié, nous n'avons donc aucune certitude quant à l'application de cette prime, a écrit le directeur des ressources humaines de l'établissement. La seule certitude est que cette prime ne pourra pas être versée sur les salaires du mois de mai. »
Et pourtant, elle avait été annoncée dès le 25 mars par le président de la République et adoptée en Conseil des ministres le 15 avril en même temps qu'une majoration de 50 % du paiement des heures supplémentaires. Quatre semaines plus tard, ce mardi 12 mai, il n'y a toujours pas de décret d'application paru au « Journal officiel ».
Mais ce n'est pas tout : sur le même mur, il y a une deuxième note, plus ancienne. Le 25 avril, le même DRH commençait par un constat : « Les personnels les plus mobilisés ont impérativement besoin de repos. » Il les incite donc à prendre des récupérations « dès que possible ».
Puis arrive une précision déprimante : « Uniquement pour ceux ayant un dépassement de compteur horaire important, il sera possible de payer une partie du solde, à condition que les récupérations possibles aient été prises. » Traduction : les soignants qui ont accumulé des heures et des heures de travail ne pourront pas se les faire rémunérer en totalité et doivent les transformer en jour de repos.
Cet hôpital de la banlieue sud n'est pas un cas isolé - on y reviendra - même si la tentative de rogner sur la rétribution des agents y est exprimée de façon plus directe qu'ailleurs.
Forcément, cela suscite de l'amertume chez des professionnels de la santé maintes fois qualifiés de « héros » par Emmanuel Macron et encore applaudis chaque soir par les Français. Au plus fort de la crise, ils ont assumé leur mission malgré les difficultés, exposé leur propre santé et celle de leur famille. « Nous serons au rendez-vous de ce que nous leur devons », avait affirmé le chef de l'Etat.
« La parution du décret est imminente », assure aujourd'hui aux « Echos » le ministre de la Santé, Olivier Véran. Et d'ajouter : « Sans attendre, les consignes ont été transmises et sont donc connues par les logiciels de paie. » Pas de tous, apparemment.
Dans le cas de notre hôpital francilien, deux responsabilités se conjuguent : celle du gouvernement, qui a pris du retard dans la concrétisation de sa promesse, et celle de la direction de l'établissement, qui cherche à colmater son budget, au détriment du personnel. Aurélien Rousseau, le directeur général de l'ARS d'Ile-de-France (qui chapeaute financièrement les hôpitaux de la région), est formel : « J'ai demandé aux établissements de permettre aux équipes de se reposer car l'épidémie n'est pas finie, mais il n'y a pas de mesquinerie financière dans la période, toutes les heures supplémentaires seront payées. »
« Panique à bord »
En théorie donc, les hospitaliers devraient à la fois gagner plus et prendre quelques congés. Mais alors, que se passe-t-il ici et là dans la région capitale ? Dans un centre hospitalier départemental, un chef de service qui voulait faire rémunérer des psychologues venues chaque week-end accompagner les patients et aider leurs familles a reçu cette réponse par e-mail : « Les astreintes que vous déclarez pour les deux psychologues seront prises en compte en jours de récupération. »
Les intéressées, travaillant d'ordinaire à temps partiel (les temps pleins sont difficiles à obtenir), la récupération n'est pas leur priorité. « En ce moment, c'est panique à bord : les budgets ont explosé et l'épidémie peut redémarrer, explique une cadre. Donc les directions nous demandent de poser des jours de repos pour les soignants. »
De ce point de vue, la DRH de l'AP-HP a rappelé par écrit qu'il devait y avoir « une proposition systématique de rémunération ». Mais cela n'épuise pas le sujet : une interne venue prêter main-forte dans le service de pointe d'un hôpital parisien n'a pas été payée du tout depuis six semaines : elle vient d'apprendre que son contrat est annulé car « il n'y a pas tous les papiers ».
Dans un établissement de banlieue, un service d'infectiologie fonctionne sans cadre depuis le 30 avril : il n'y a plus personne pour gérer le planning et assurer les commandes de matériel, la titulaire est en congé maternité jusqu'en septembre et, malgré le risque de deuxième vague épidémique, il n'est pas prévu qu'elle soit remplacée.
Dans un hôpital du sud de la France, lui aussi très exposé, les médecins qui ont multiplié les astreintes et consultations le week-end n'ont pas obtenu de réponses claires sur leur paiement. « C'est le retour à l'anormal », soupire un praticien hospitalier.
Grand flou
Ces pratiques sont-elles généralisées ? Notre enquête ne permet pas de le conclure. Une seule certitude : c'est le grand flou et c'est très mal vécu par un corps hospitalier qui contestait, bien avant le Covid, le manque d'effectifs et la faible rémunération des infirmiers, aides-soignants et personnels paramédicaux.
Pendant le pic épidémique, beaucoup de médecins ont, malgré le stress, confié aux « Echos » avoir une satisfaction : leur collaboration étroite et efficace avec les directions d'hôpitaux. Pour eux, qui se sentent généralement incompris et maltraités par la structure administrative, c'était nouveau. Et leur crainte était que ce ne soit qu'une parenthèse. Voilà pourquoi chaque signe du retour à « une gestion comptable de l'hôpital » est guetté et redouté.