Pour Eric Anceau, professeur d'histoire qui a enseigné onze ans en banlieue, il était "évident que le terrorisme islamiste s’en prendrait un jour ou l’autre à des enseignants, et en particulier à des professeurs d’histoire-géographie".
Au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty, il appelle à une diffusion des caricatures de Mahomet pour "résister."
L'enquête menée sous la houlette du parquet antiterroriste devra éclaircir les circonstances qui ont mené à l'assassinat de Samuel Paty, professeur d'histoire à Conflans-Sainte-Honorine.
Selon les premiers éléments dévoilés à la presse, la semaine précédente, le professeur aurait montré une caricature de Mahomet nu à ses élèves pour évoquer la liberté d’expression. Eric Anceau, aujourd'hui maître de conférences à la Sorbonne, a enseigné onze ans dans des établissements de banlieue. "Je sentais la menace depuis des années, il me semblait évident que le terrorisme islamiste s’en prendrait un jour ou l’autre à des enseignants, et en particulier à des professeurs d’histoire-géographie", affirme-t-il.
Pour résister, il propose que toutes les caricatures soient rediffusées, expliquées, pour lutter contre l'autocensure, et éviter de sombrer définitivement dans le défaitisme et la soumission : "Seule une diffusion massive montrera que les Français savent refuser l’horreur, savent résister."
Marianne : Un attentat islamiste a eu lieu ce vendredi à Conflans-Sainte-Honorine, causant la mort d'un professeur d'histoire, Samuel Paty, qui avait montré une caricature du prophète Mahomet à ses élèves. En tant que professeur d'histoire, quelle est votre réaction ? Êtes-vous surpris ?
Eric Anceau : Comme tous les Français, j’ai été profondément choqué en apprenant cette nouvelle, même si, malheureusement, elle ne m’a guère surpris, car je sentais la menace depuis des années. Après avoir tué aveuglément, mais aussi après avoir ciblé des policiers, des élèves, des journalistes car, à travers eux, il s’agissait de frapper l’État, la République, la jeunesse et la liberté d’expression, il me semblait évident que le terrorisme islamiste s’en prendrait un jour ou l’autre à des enseignants, et en particulier à des professeurs d’histoire-géographie.
J’ai enseigné ces disciplines pendant onze ans dans certains établissements de banlieue et j’y ai vu monter les tensions. C’était pourtant il y a plus de vingt ans.
Tragiquement, au moment même où notre collègue était décapité, je racontais dans ce séminaire l’obscurantisme et l’intolérance religieuse qui avaient coûté la vie à une autre enseignante, Hypatie, à Alexandrie, au Ve siècle de notre ère !
Vous évoquez l’enseignement de l’histoire. En quoi celui-ci est-il particulièrement exposé ?
L’histoire comme l’enseignement moral et civique qui est d’ailleurs souvent dispensé par les mêmes enseignants est devenue une discipline à haut risque. En effet, on y parle croisades, guerres de religion, Lumières, génocides et en particulier Shoah, conflit israélo-palestinien, terrorisme. On y évoque les grands principes républicains.
On y explique notre devise républicaine et les raisons pour lesquelles « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». On y est en prise directe avec les problèmes de notre société. On y développe l’usage de l’esprit critique et la raison. En frappant un enseignant d’histoire, ce sont les Lumières que le terrorisme islamiste a voulu éteindre.
Que faire des caricatures de Charlie ? Faut-il en profiter pour les montrer davantage ? Ne risque-t-on pas, au contraire, l'autocensure après une telle atrocité ? Et si oui, comment l'éviter ?
Aimer ou ne pas aimer Charlie n’est plus le problème. Il ne l’est plus depuis les attentats de janvier 2015. La liberté d’expression, et au-delà nos valeurs, notre modèle de société, la République, sont clairement remis en cause. Ils sont en danger. C’est devenu une « question existentielle » comme l’a souligné, à juste titre, me semble-t-il, le président Macron dans son allocution vendredi soir. Ces caricatures doivent donc être plus que jamais diffusées. Il faut que chacun se les approprie. Seule une diffusion massive montrera que les Français savent refuser l’horreur, savent résister.
Unis, on est plus fort, on a aussi moins peur. Cet attentat survient alors que commencent les vacances de la Toussaint. J’espère qu’à la rentrée une minute de recueillement sera observée en mémoire de notre collègue assassiné dans toutes les classes de collège et de lycée de France. J’espère également que les caricatures y seront systématiquement montrées et expliquées.
Je pense même que rendre obligatoire dans les programmes l’étude de ce qui est arrivé dans notre pays autour de ces caricatures depuis 2015 serait le meilleur moyen d’éviter que de telles horreurs ne se reproduisent.
Une partie de nos élites et de nos concitoyens ont pendant trop longtemps détourné les yeux de la situation ou prôné des accommodements déraisonnables. On ne pactise pas avec le fascisme et lorsqu’on le fait, lorsque l’esprit munichois prévaut, on sait où cela peut nous conduire.
Au-delà de l’enseignement et de ce nouvel événement tragique comment l’historien et l’observateur que vous êtes perçoit-il la situation, et que préconise-t-il ?
La laïcité est éminemment politique comme je le montrerai dans le livre que j’évoquais tout à l’heure. Elle est un grand principe, mais elle est aussi un moyen qui permet à l’État de pacifier la société, de faire nation et d’assurer le fonctionnement harmonieux de la République.
Il est clair que plus aucun laxisme ne doit être accepté et cela ne doit pas commencer avec la promulgation d’une loi qui pourrait n’intervenir, au mieux, que dans un an. Cela doit commencer dès maintenant.
Il semblerait que l’enseignant qui vient d’être assassiné a été gravement menacé dès la fin de son cours et qu’il l’a signalé. L’enquête doit faire toute la lumière sur cette question et si menaces il y a eu, les auteurs et ceux qui n’ont rien fait pour éviter le drame doivent être poursuivis en justice. C’est indispensable non seulement pour la mémoire de notre collègue mais aussi pour tous les enseignants de la République qui ont besoin d’être soutenus et protégés !