Patrick Buisson publie ce 5 mai, La Fin d’un monde, chez Albin Michel.
Extraits.
La fin des paysans
Une hécatombe silencieuse, une mort par asphyxie, une saignée ininterrompue : les images se bousculent, aucune n’est véritablement appropriée pour rendre compte du phénomène. En trente ans, de 1946 à 1975, l’agriculture française a perdu les trois quarts de ses effectifs.
En trente ans, la population active agricole est passée de 7,5 millions à 2,1 millions et la main-d’œuvre masculine a été divisée par trois, celle des femmes par six.
Au-delà du bilan chiffré, Jean Giono y a vu l’œuvre d’un implacable tri sélectif: « Si je fais une différence entre le paysan et le reste de l’humanité, c’est qu’à ce moment le départ s’est fait entre ceux qui voulaient vivre naturellement et ceux qui désiraient une vie artificielle. » [ .. ] « À chaque départ, soupire le Vendéen Jean Yole en observateur morose de la déliquescence du monde rural, si nous regrettons le semeur de blé, l’éleveur des troupeaux, le créateur de richesses, nous regrettons aussi le disciple en qui la terre avait mis ses complaisances, le continuateur d’ une tradition. Son départ, pour nous, c’est un froc jeté aux orties, un décès dans la garde, un coup porté à la solidité des réserves. »
Il en est des villages voués au dépeuplement comme du bétail marqué pour l’abattage : une fatalité les habite et ne les quitte plus. Dès lors, le diagnostic de « viabilité sociale » est aisé à établir, comme dans le cas de la commune de Ferrières-La Verrerie située dans les collines du Perche normand.
L’absence d’esprit coopératif, en empêchant le remembrement et les regroupements d’exploitants, a maintenu les exploitations de ce pays d’élevage et d’herbages en deçà du seuil de rentabilité. Pas d’égouts, pas de service des ordures, un habitat dispersé, un isolement qui confine à l’enclavement: les enfants font jusqu’à huit kilomètres pour se rendre à l’école, les jeunes doivent en parcourir vingt-cinq pour trouver une salle de cinéma à Mortagne ou à Merlerault.
Au bourg, un café et un boulanger ont fermé boutique et le boucher qui va prendre sa retraite ne trouve personne pour reprendre son commerce. Pas de travail, pas de distraction : la dévalorisation communale s’accompagne d’un sentiment de déchéance collective chez ceux qui restent, ces laissés-pour-compte reclus dans un pays moribond et retranchés du monde des vivants. « Un monde rural est profondément malade, écrivait déjà Simone Weil, quand le paysan a le sentiment qu’ il est resté paysan parce qu’il n’a pu être autre. »
[ .. ]
Une enquête réalisée au printemps 1964 par un thésard parisien, Michel Charasse, futur ministre de François Mitterrand, et par un responsable d’un mouvement catholique agricole, Pierre Brossot, développe le paradoxe qui veut que trois jeunes agriculteurs sur cinq doivent quitter la terre lors même que les trois quarts d’entre eux, selon les études d’opinion, souhaiteraient y rester. Plus méditative et d’apparence moins scientifique, l’observation d’un agriculteur sarthois en éclaire le sens : « Nous savons bien que, si nous partons, nous serons déracinés, et un arbre déraciné, ça ne pousse pas fort. [ ..]
Du bistrot à la télévision
Le bistrot était dans les trente-six mille communes de France le plus répandu des clubs masculins, chapelle profane plantée au cœur du village, le plus souvent en face de l’église pour mieux se poser en institution autonome de la culture populaire. On l’a longtemps cru indestructible en raison même des services de toutes natures qu’il rendait à une clientèle de toutes conditions mais prioritairement aux plus humbles et aux plus défavorisés. […]
L’apéritif du soir attire une clientèle à la fois plus nombreuse et plus populaire composée d’ouvriers, d’artisans et de paysans. On n’y boit que du pastis jusqu’à épuisement des tournées générales ou jusqu’à l’arrivée des fils qui, envoyés par les mères, viennent tirer par la manche les récalcitrants arrimés au comptoir comme à un quai par un filin invisible. Au fond de la salle se trouve le coin des solitaires où s’acagnardent les vies concassées : célibataires, veufs, petits retraités qui ont fait du café un foyer de rechange, une salle d’attente avant le passage de la Camarde. On y tape le carton, on y joue à la belote ou au tarot, on y sirote parcimonieusement un canon ou une anisette qu’on fera durer aussi longtemps que possible.
[…]
C’est l’heure où le café, selon le mot de Balzac, prend des allures de « salle de conseil du peuple », où le verbe haut des grandes gueules réalise l’utopie du gouvernement de la plèbe à coups de sentences définitives et de « remettez-nous ça, la patronne », où toutes les résistances, toutes les déviances sont non seulement autorisées mais légitimes, où la turbulence des uns et la folie des autres, bouillonnant dans la chaleur sociale des vieilles solidarités, s’acharnent contre les bourgeois et « ceux qui nous gouvernent.
[…]
Quelque chose, cependant, a commencé de changer. Insensiblement. Subrepticement. À partir de 1963 et de Mélodie en sous-sol le bistrot du coin a disparu ou ne joue plus le même rôle social dans les films de Gabin. Les statistiques le confirment : 249 000 cafés en 1946, 191 000 en 1975. Les Trente Glorieuses auront été les trente piteuses du comptoir. Le rade est en rade ou menace de l’être. Lancée dès avant guerre, la politique sanitaire et hygiéniste de l’État est en plein essor [.. ] Aucune des politiques répressives qui suivront n’égalera l’impact qu’aura eu sur la fréquentation des cafés l’équipement des ménages en postes de télévision.
En l’espace d’à peine dix ans le « phénomène télé » a pulvérisé le biotope bistrotier. Les salles se vident un peu avant l’heure des journaux télévisés, les relations entre « connaissances » se distendent, se fragmentent, se parcellisent. L’ère de la télévision inaugure celle du confinement, du repli domestique et de la désaffection pour la maison des hommes.