Ce n’est peut-être que le début d’une affaire dont l’écho serait considérable. Ce mardi 1er juin, le site Eurosfordocs.eu a été mis en ligne. Émanant de deux informaticiens français, cette base de données met en lumière les relations financières entre l’industrie pharmaceutique et les professionnels de la santé.
Un chiffre en particulier interpelle: 7 milliards d’euros. Soit le montant vertigineux versé par Big Pharma au monde médical dans son ensemble entre 2017 et 2019 dans onze pays européens. En creux se joue la question ultrasensible de la collusion entre les laboratoires et les professionnels de la santé, sur fonds de conflits d’intérêts. Un sujet vieux comme les apothicaires, ravivé par la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19.
«On peut imaginer des malversations, mais, étant donné que ces choses-là se font de manière discrète, il est difficile de l’évoquer», précise Laurent Toubiana, chercheur à Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
Concrètement, Euros For Docs se propose de faciliter l’accès à la base Transparence-Santé, mise en place en 2014 à la suite du scandale du Mediator en France. «Tout cela est désormais très encadré en raison d’un certain nombre de scandales où certains médecins se faisaient payer pour prescrire tel type de médicament», constate Laurent Toubiana.
«Les moyens de corruption sont multiples»
«L'association Euros For Docs simplifie l'accès à la base Transparence-Santé, en nettoyant les données et en offrant une interface simplifiée», assure Euros For Docs sur sa page d’accueil. Censée garantir une meilleure transparence concernant les paiements des médecins en provenance des laboratoires, Transparence-Santé est en effet jugée en pratique inutilisable par les journalistes d’investigation qui chercheraient à y compulser les transactions financières.
Avec Euros For Docs, charge donc aux enquêteurs et aux journalistes spécialisés de retracer d’éventuels conflits d’intérêts. La tâche s’annonce toutefois titanesque. Et pour cause: la «transparence» promise par l’industrie pharmaceutique dépend… de l’industrie pharmaceutique elle-même, censée s’autoréguler. C’est en effet la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (Efpia) qui produit son propre «code de transparence», en vertu duquel ses membres doivent publier leurs paiements aux professionnels et aux organisations de santé. De quoi alimenter les doutes de ceux qui s’intéressent de près aux liens troubles entre les deux mondes.
Dans les colonnes du Monde, Luc Martinon, cofondateur de la plateforme Euros For Docs, fustige ainsi «l’hypocrisie de ce système qui laisse l’industrie pharmaceutique organiser elle-même la transparence sur son influence». De son côté, l’Efpia avance dans un communiqué rendu public ce mardi 1er juin que «la collaboration de l’industrie avec les professionnels de la santé profite aux patients».
«Il ne faut pas diaboliser par principe toute source de financement. La participation à des études peut être rémunérée, par exemple. En théorie, tout cela est cadré juridiquement avec des contrats. Il ne faudrait pas jeter l’opprobre sur toute personne qui reçoit un financement via un institut privé ou un laboratoire», prévient Laurent Toubiana.
Prenant acte du caractère encore très vague des données récoltées par Euros For Docs, le fondateur de l’Institut de recherche pour la valorisation des données de santé (IRSAN) prévient tout de même: «La corruption, ce n’est pas toujours de l’argent! Cela peut être aussi des offres d’avancement, des places d’honneur, de la notoriété, etc. Les moyens de corruption sont multiples.»
Concernant les vaccins anti-Covid, «nous n’avons pas suffisamment d’éléments»
Reste évidemment une question en suspens: quid d’éventuels conflits d’intérêts entre les labos et les professionnels de la santé concernant les vaccins contre le Covid-19 mis sur le marché en un temps record à la fin de l’année 2020? En l’état actuel des choses, la nouvelle plateforme ne le dit pas. «Nous n’avons pas suffisamment d’éléments à l’heure actuelle», estime Laurent Toubiana. «Tout cela reste de l’ordre de la conjecture: on peut soupçonner tout et n’importe quoi et s’apercevoir que cela ne correspond pas à grand-chose», lance le médecin épidémiologiste.
Quoi qu’il en soit, les investigations sur les conflits d’intérêts entre l’industrie pharmaceutique et les professionnels de la santé semble gêner Big Pharma aux entournures.
Déjà en mars 2019, le conseil national de l’Ordre des médecins avait refusé de communiquer au Monde sa base de données contenant les contrats conclus entre les laboratoires pharmaceutiques et les médecins. Un mutisme excipant du «secret des affaires».
Si les lobbys pharmaceutiques veulent miser sur la «transparence», la profusion de données communiquées constitue une gageure pour ceux qui voudraient s’intéresser au sujet de plus près. Pis encore, l’industrie pharmaceutique pourrait bien s’abriter derrière le règlement européen sur la protection des données (RGDP) de 2016 afin de taire les noms des destinataires de ses largesses.