[court extrait d'un très long entretien de Gilles Kepel auquel nous vous recommandons la lecture]
Justement, la France et sa population d’origine arabe, maghrébine, musulmane entretiennent une relation complexe, fragile, emprunte de défiance ou de peurs que le prosélytisme islamiste dans les banlieues, le port croissant du voile, la radicalisation des comportements dans certaines familles, la déliquescence du Conseil français du culte musulman déchiré par les rivalités, mais aussi l’expression islamiste en Tunisie, en Egypte, en Iran, en Turquie, en Arabie saoudite, ou dans les territoires palestiniens, exacerbent. Quelles répercussions sur l’intégration de cette population mais aussi sur la montée en puissance du Front national dans l’électorat français les événements des printemps arabes font-ils redouter ?
Je prépare la rédaction, pour l’Institut Montaigne, d’une étude conduite auprès d’une grande partie des candidats musulmans ou d’origine arabe aux élections législatives de 2012. Ils étaient près de 400, soit environ 8% de l’ensemble des postulants, ce qui est consistant.
Nombre d’entre eux s’étaient engagé en politique dans le sillage des émeutes de 2005 afin d’apporter une réponse aux répercussions ou à la cristallisation sociétales que l’événement avait sécrétées.
Pourquoi se présentaient-ils ? Quelles motivations cette incarnation inédite du peuple français poursuivait-elle ? Ces entretiens illustrent en premier lieu l’existence d’une grande porosité, y compris politique, entre la France et le Maghreb - dix des parlementaires tunisiens (dont quatre appartiennent au Parti Ennahdha) sont, par exemple, élus de France, qui abrite 8% de la population tunisienne (soit 600 000 personnes).
Toute l’histoire de la fin des colonies, du déracinement, de l’immigration, du changement d’identité, des mutations culturelles, de l’intégration est concentrée dans cette motivation à porter « politiquement » une cause qui, si elle n’est bien sûr aucunement comparable à un quelconque djihad, ne peut être étrangère à ce qui se passe dans les terres d’origine.
L’Algérie, le Maroc ou la Tunisie ne sont plus français « politiquement » mais la culture, les produits, les références, la langue de l’Hexagone innervent leurs classes moyennes et supérieures.
Quant à la France, n’est-elle pas elle-même en partie algérienne, marocaine ou tunisienne ?
Ce constat sociologique et politique est essentiel pour comprendre que l’évolution idéologique ou théologique du monde arabe pénètre mécaniquement au sein de la population française qui en est originaire.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, l’influence la plus élevée est celle du salafisme. Lequel ne cesse d’étendre son « territoire » et de noyauter les banlieues.
Entre 1987, date de parution de mon premier livre sur l’islam en France – Les banlieues de l’islam, Seuil, Ndlr – et 2011, lorsque je publiais l’enquête Banlieues de la république (Gallimard) conduite à Clichy et à Montfermeil, quelle transformation…
Les marqueurs de l’islam se font désormais nettement plus nombreux et visibles, l’ubiquité des enseignes hallal se développe, surtout le modèle salafiste érigé en « antihéros face aux élites » rencontre un écho croissant auprès de jeunes qui s’estiment définitivement écartés de l’ascenseur social.
In fine, dans les cités prospèrent et cohabitent une double dialectique, un double modèle, un double spectre : celui du dealer de drogue, celui du salafiste.
Ce dernier est appelé à poursuivre son extension dans un double sillage : le désenchantement pour les Frères musulmans, plombé par leur échec politique, auquel les salafistes constituent une alternative radicale, et un niveau de connaissances de plus en plus élevé parmi les salafistes en France. I
l y a quelques années, l’analphabétisme caractérisait leur population et même leurs sites internet ; les conversions massives portent sur des jeunes mieux éduqués, davantage instruits, et qui produisent une littérature en langue française plus construite. Là encore, l’influence des révolutions arabes est palpable…..