Source: Il existe au sein de l’Union européenne un territoire où la charia est officiellement reconnue et appliquée. C’est en Grèce, précisément en Thrace occidentale, à la frontière gréco-turque, que les citoyens grecs musulmans peuvent faire appel aux muftis et à la loi islamique pour régler leurs affaires familiales et personnelles tout en restant en conformité avec le droit grec.
La validation de la charia en droit grec a cent ans. Elle tire sa légitimité de la loi du 5 janvier 1914 qui porte sur « la législation applicable dans les territoires cédés et leur organisation judiciaire »1. Cette exception grecque fait d’autant plus débat, y compris en Grèce même, que la situation actuelle n’a plus rien à voir avec celle qui prévalait en 1914, pas seulement à cause de l’évolution de la société grecque et du monde musulman, mais aussi parce qu’un laisser-aller administratif a permis aux muftis d’accroître leurs responsabilités et d’étendre le champ d’application de leurs compétences au fil du temps.
Yannis Ktistakis2, universitaire et juriste grec, a examiné 3633 jugements des tribunaux religieux musulmans des villes de Komotini, Xanthi et Didimoticho sur la période qui s’étend de 1991 à 2011. Son étude donne à voir la réalité juridique et sociale de la minorité musulmane de Grèce et l’évolution de ses droits par rapport à l’application de la charia3. Cet article reprend ses constatations et ses conclusions.
À l’origine, la charia ne s’appliquait qu’aux seuls musulmans de Thrace occidentale. Le code civil a été introduit en Grèce en 1946. L’une de ses particularités est de n’avoir pas aboli les dispositions de la loi de 1914 4. Les matières liées au mariage entre musulmans, à sa dissolution, aux relations personnelles entre les époux pendant leur vie conjugale ainsi que les liens de parenté continuent jusqu’à ce jour à être régies et jugées selon la charia. Mais depuis des décennies, le rôle des muftis s’est étendu à d’autres domaines, à d’autres personnes, y compris non grecques et/ou non musulmanes, et a débordé le cadre géographique de la Thrace occidentale.
Laissez-faire juridictionnel
Il fut un temps où le droit personnel territorial prévalait. Seuls les musulmans d’origine turque vivant en Thrace occidentale pouvaient se voir appliquer la charia. Cette disposition juridique n’est plus aussi restreinte. Avec le temps, les tribunaux religieux ont étendu leur juridiction sans que la loi grecque ne s’y oppose. La cour de cassation (areios pagos) elle-même a soutenu l’opinion que le mufti était le « juge légitime » des citoyens grecs musulmans où qu’ils résident, en Thrace occidentale naturellement, mais aussi à Santorin5, Eubée6 ou, plus curieusement, hors de Grèce7.
Les tribunaux religieux n’ont pas hésité non plus à résoudre les litiges de droit familial quand bien même l’un des conjoints n’était pas grec mais égyptien, australien, allemand, moldave, palestinien8… Des muftis ont accordé des licences de mariages entre étrangers et citoyens grecs musulmans. Chaque fois, l’État grec n’a pu, ou voulu, faire respecter la loi même s’il a demandé à l’administration de ne pas retranscrire sur les registres de l’état civil les mariages entre étrangers et citoyens grecs musulmans9.
Le critère religieux a lui aussi connu une inflexion notable. Les tribunaux religieux de Xanthi et de Didimoticho ont estimé que leur juridiction pouvait s’étendre aux litiges dans lesquels l’un des conjoints n’était pas musulman mais chrétien orthodoxe10. Même si certains jugements attestent indubitablement d’une sorte de laxisme dans la vérification de l’appartenance à la religion musulmane de l’un des conjoints, l’État grec ne les a pas contredits. Le tribunal religieux de Xanthi ne s’est ainsi pas soucié de savoir si « Maria », originaire d’Athènes, ou « Olga » venant d’Ukraine, étaient musulmanes ou s’étaient converties à l’islam11. L’État grec n’a rien trouvé non plus à y redire.
Il apparaît dès lors que le privilège qui avait été accordé à l’origine à la minorité musulmane de Thrace occidentale a été étendu à tous ceux qui, à un moment ou à un autre de leur vie conjugale, se sont trouvés en Grèce et y ont sollicité l’intervention d’un tribunal religieux musulman. Le rôle grandissant des muftis entre pour beaucoup dans cette évolution.
La double compétence du mufti comme source de complication
Conformément à la loi grecque, deux conditions sont requises pour que la charia soit appliquée : être citoyen grec et de religion musulmane. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont réunies que le mufti est, en principe, en droit d’exercer ses responsabilités12.
Jusqu’en 1920, les fonctions de mufti et de cadi étaient différentes et confiées à deux personnalités distinctes. Le cadi, président du tribunal religieux, rendait ses jugements selon la loi de l’islam. Le mufti était l’interprète de la loi sacrée. Théologien, il prononçait des avis juridiques formels (les fatwas) sur des questions relevant de la loi sacrée. Le cadi n’avait pas l’obligation de suivre ces avis. C’est à partir des années 1920 que le mufti s’est vu reconnaître le droit de cumuler les deux fonctions, en incluant dans ses responsabilités celles du cadi. Aujourd’hui encore, le mufti grec est aussi un mufti juge, un fonctionnaire grec qui a rang de directeur général d’administration et qui est nommé (voire destitué) par décret présidentiel sur proposition du ministre grec de l’éducation nationale et des affaires religieuses. Ce cumul des fonctions participe de l’élargissement du champ d’application de la charia en Grèce, parfois en contradiction avec les lois grecques.
La suppression du poste de cadi et le transfert de compétences en faveur du mufti que cette suppression a entraîné ont étendu le rôle du mufti à des domaines autres que ceux initialement prévus par l’article 4 de la loi 147/1914. Jusque-là il ne pouvait intervenir que dans les « affaires matrimoniales et personnelles » : mariage des citoyens musulmans grecs, relations conjugales pendant la durée du mariage, divorce et liens de parenté. En sa qualité de fonctionnaire religieux, il agissait alors en conformité avec le code civil grec qui précisait que « le mariage [devait être]célébré par un prêtre de l’église orthodoxe orientale ou par un ministre d’un autre dogme ou culte connu en Grèce ». Ses actes étaient contrôlés par l’officier de l’état-civil et les tribunaux civils sur la base des dispositions du Code civil. Ils devenaient exécutoires lorsqu’il était avéré que « l’ordre public » n’était pas « troublé ».
À la suppression du poste de cadi, les compétences juridictionnelles du mufti ont été élargies par la loi 1920/1991 (art. 5, § 2). Aux mariages et divorces se sont ajoutés « les pensions alimentaires, les tutelles, les curatelles, les émancipations des mineurs, les testaments islamiques, les successions ab intestat ».
Les exemples abondent qui prouvent que l’administration grecque n’a pas toujours été en mesure de faire valoir le point de vue de l’État face à certaines décisions religieuses. Il ne s’est pas opposé à la décision du tribunal religieux de Xanthi qui a accepté de reconnaître la demande de mariage entre une Grecque musulmane mineure et un Grec chrétien adulte.
Il n’a pas souligné le fait que le tribunal de première instance de Xanthi s’était, de son côté, déclaré incompétent pour savoir si une Grecque musulmane mineure pouvait contracter mariage avec un Grec musulman majeur. Ailleurs, telle administration a estimé qu’un divorce entre ressortissants grecs musulmans devait être prononcé par le mufti qui avait autorisé le mariage quand une autre administration grecque rappelait que seul le juge civil ordinaire pouvait défaire une union matrimoniale entre ressortissants grecs musulmans.
Le rapprochement des pratiques
La charia ne considère pas la bigamie comme un délit. Jusqu’à une date récente, le Conseil des juges correctionnels était du même avis13, considérant que l’article 4 de la loi 14/1914 était supérieur au Code civil et que la bigamie ne constituait pas un trouble à l’ordre public. Mais l’évolution de la société, y compris au sein de la communauté musulmane de Grèce, rend cette situation de plus en plus rare. Les muftis eux-mêmes y sont peu favorables.
Surtout, l’opinion générale est qu’être bigame constitue une situation qui s’oppose à la règle constitutionnelle de la protection de la famille monogamique. Les décisions de l’administration grecque vont désormais systématiquement dans le même sens. Toute contraction d’un second mariage pour un Grec musulman, sans l’annulation du premier, serait invalidée. Une épouse musulmane aurait d’ailleurs le droit de réclamer un divorce si son mari contractait un second mariage. D’autres évolutions témoignent du rapprochement entre la situation des membres de la communauté musulmane et celle des non musulmans. Les « mariages par représentants », encore récemment reconnus par l’administration grecque, ne sont désormais plus valides, le ministère de l’intérieur, de l’administration publique et de la décentralisation ayant ordonné aux collectivités locales de ne plus les inscrire au registre de l’état-civil, au motif qu’ils troublent l’ordre public.
Si le droit de divorcer continue d’appartenir presque totalement au mari, une évolution est notable. Le divorce par consentement mutuel des époux est très fréquent, ce qui suppose toutefois que l’épouse renonce à ses droits de donation et de pension alimentaire, voire à la garde des enfants. Quant à la dissolution « privée » du mariage (l’homme prononce trois fois les paroles de divorce envers sa femme), elle n’existe plus en Thrace occidentale. Le règlement des relations entre parents divorcés et enfants mineurs conduit à peu près aux mêmes effets dans les communautés musulmanes et non musulmanes.
Le droit de visite alternée chez l’un et l’autre des ex-conjoints est régulièrement mis en pratique. Tout accord entre les parents à l’égard de ce droit est d’ailleurs enregistré par les tribunaux religieux. Enfin, les litiges en matière de succession sont de moins en moins réglés par les tribunaux religieux. Il y a deux décennies, le tribunal religieux de Komotini émettait chaque année plusieurs centaines de fatwas sur des questions d’ordre successoral. Aujourd’hui, il n’en prononce qu’une ou deux dizaines, la minorité musulmane grecque étant désormais encline à s’adresser aux tribunaux ordinaires plutôt qu’aux tribunaux religieux.
En France aussi
La spécificité grecque ne doit pas faire oublier que la France avait elle aussi, jusqu’en 2010, sa curiosité institutionnelle puisque sur une portion de son territoire la charia était légalement appliquée. Avant la mise en œuvre de la loi 2001-616 du 11 juillet 2001, la loi islamique était en vigueur à Mayotte. Les Mahorais musulmans (c’est-à-dire les Français considérés comme originaires de Mayotte) étaient automatiquement soumis à un statut personnel dérogatoire dont la composante essentielle était le droit coranique.
Ce droit permettait de régler les questions d’état-civil, de mariage, garde d’enfant, entretien de la famille, filiation, répudiation et succession. Pour des raisons de possible trouble à l’ordre public, les dispositions d’ordre pénal n’étaient pas appliquées (comme la lapidation de la femme adultère). Les autres résidents de Mayotte (les métropolitains ou les étrangers même musulmans) relevaient du droit commun. Cette dualité de juridiction était source de complication. En outre, comme en Grèce aujourd’hui, la question s’est posée de savoir si ces dispositions particulières et dérogatoires (polygamie, répudiation de la femme par son mari, droit réduit de la femme en matière de succession…) étaient compatibles avec les autres dispositions constitutionnelles de l’État et ses engagements internationaux et européens.
Par la mise en œuvre de la loi de 2001, la France a réglé cette question tout en préservant un savoir et des références locales. Les cadis ont cessé d’avoir une fonction juridictionnelle pour devenir des assesseurs des juridictions de droit commun à l’occasion des litiges portant sur des questions relevant du statut local. Plus généralement, l’essentiel des lois et règlements en vigueur en métropole sont désormais applicables à Mayotte.
En ce qui concerne la Grèce, le Conseil de l’Europe14 fait régulièrement valoir à l’État qu’il juge la situation faite à sa communauté musulmane peu compatible avec les normes des droits de l’homme européennes et internationales. Il l’a notamment invité à procéder à l’examen et au contrôle des décisions judiciaires rendues par les muftis15.
1Grèce, Journal officiel A’ 25, 1.2.1914. Loi 147 du 5 janvier 1914 portant sur « la législation applicable dans les territoires cédés et leur organisation judiciaire ».
2Maître de conférences à la faculté de droit de l’université Democritos de Thrace (Komotini, Grèce), également professeur agrégé à la faculté des sciences politiques et des relations internationales de l’université du Bosphore (Istanbul, Turquie). Ses très nombreuses publications portent sur les lois de l’immigration, les libertés religieuses, la loi islamique et la protection des droits de l’homme.
3Yannis Ktistakis, « istos’tan özel yayın : Charia, tribunaux religieux et droit grec, », istospoli.com, 19 septembre 2013.
4À la différence des membres de la communauté juive dont les tribunaux religieux ont été dissous.
5Tribunal religieux de Komotini 24/2003.
6Tribunal religieux de Komotini 22/2003.
7En Australie, tribunal religieux de Komotini 12/2001 ; en Grande Bretagne, tribunal religieux de Xanthi 146/2002, etc.
8Égyptien, tribunal religieux de Xanthi 41/1993 ; australien, tribunal religieux de Komotini12/2001 ; allemand, iranien, jordanien, libyen, moldave, ukrainien, turc, palestinien, etc.
9Circulaire n° 21/2002 du ministère de l’intérieur, de l’administration publique et de la décentralisation.
10Jugement 82/1992 du tribunal religieux de Xanthi, l’épouse divorcée était chrétienne orthodoxe ; jugement 77/1994 du tribunal religieux de Xanthi, la demanderesse du divorce était également chrétienne orthodoxe, etc.
11Jugement n° 89/2003 et 231/2003 du tribunal religieux de Xanthi.
12Pour des raisons liées à l’histoire, les tribunaux religieux grecs de Thrace occidentale suivent l’école juridique des hanafites.
13356, Code pénal.
14Le Conseil de l’Europe est la principale organisation de défense des droits humains du continent. Sur ses 47 États membres, 28 sont aussi membres de l’Union européenne. Tous les États membres du Conseil de l’Europe ont signé la Convention européenne des droits de l’homme, un traité visant à protéger les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit. La Cour européenne des droits de l’homme contrôle la mise en œuvre de la Convention dans les États membres. Les individus peuvent porter plainte pour violation des droits de l’homme devant la cour de Strasbourg dès lors que toutes les voies de recours ont été épuisées dans l’État membre concerné.
15Thomas Hammarberg, Les droits de l’homme des minorités,, rapport du Conseil de l’Europe, 19 février 2009.
Article publié le 04.09.2014 – Merci à Michel D.
Extrait de: Source et auteur
http://www.eurabia.org/la-charia-appliquee-en-grece/