Les souverains numériques, plus puissants que les dirigeants élus? Le Président Jair Bolsonaro a récemment fait les frais de ce basculement le 29 mars 2020. Ce jour-là, deux tweets (des messages courts limités à 280 caractères) émanant du compte officiel du chef de l’État brésilien ont purement et simplement été supprimés, non de sa propre main, mais par décision de Twitter.
Le service de messagerie américain les a déclarés contraires à sa politique et aux consignes de santé publique. Le Président de ce pays avait en effet publié des vidéos de sa personne à la rencontre de la foule, et ce alors que le gouvernement, à commencer par son ministre de la Santé, préconisait le confinement généralisé.
L’histoire ne s’arrête pas là, puisque Facebook et Instagram décidèrent à leur tour de retirer toute publication contraire à leurs conditions d’utilisation (pour précision, Instagram appartient au groupe Facebook).
Que l’on compare rapidement le PIB du Brésil à la capitalisation de ces trois géants d’Internet: 1.868 milliards de dollars américains contre 21 milliards et 510 milliards pour Twitter et Facebook/Instagram, respectivement.
Conclusion: ces trois sociétés représentent à elles seules 28% du PIB du Brésil, première puissance économique et démographique du continent sud-américain. Pour rester dans la même zone géographique, leur capitalisation cumulée serait même supérieure au PIB du Chili ou de l’Uruguay.
Comparaison n’est pas raison, mais celle-ci permet d’expliquer que les recettes des GAFAM (Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft) et autres NATU (Netflix-AirBnb-Twitter-Uber) générées par leur cœur de métier –fondé sur l’agrégation, le traitement et la revente des données– les imposent comme des acteurs économiques de premier plan.
En outre, leur place incontournable dans le secteur de l’information leur attribue un rôle stratégique, au point de convertir de nombreuses personnalités influentes du monde des affaires, de la politique, de la mode ou de la science à s’exprimer plus largement et facilement grâce à leurs outils.
Or, l’installation et l’utilisation de ces outils doit préalablement s’effectuer par l’acquiescement des conditions générales d’utilisation –rarement lues– et par le risque –rarement explicite– d’être profilé par des officines du renseignement.
Un canal jugé indispensable pour se faire entendre et/ou voir
Le cas Bolsonaro est en ce sens symptomatique: ce personnage élu par le peuple d’une démocratie de 211 millions d’habitants a été censuré comme un utilisateur ordinaire. La controverse n’est pas de déterminer si les propos de cet homme politique étaient justifiés ou non –ce point incombe aux chercheurs, aux experts, aux élus ou encore aux électeurs–, mais de définir si un réseau social peut censurer un représentant politique sur la base de ses propres clauses d’utilisation du service ?
Rappelons qu’il s’agissait du compte officiel du Président du Brésil. Un compte qu’il est possible de suivre, de masquer et même de bloquer dans sa liste de diffusion, mais un compte officiel malgré tout. On peut citer une mésaventure identique survenue à Nicolas Maduro, Président du Venezuela, lui aussi censuré sur le site de microblogging le 25 mars 2020.
Il n’y a d’ailleurs pas que des personnalités qui sont victimes de ces décisions des réseaux sociaux: des groupes sont supprimés –modérés est le terme souvent usité– de manière identique. L’émoi qui s’ensuit généralement est la démonstration du rôle central occupé par ces firmes sur un canal jugé indispensable pour se faire entendre et/ou voir.
La procédure de «modération» s’effectue généralement par des algorithmes (même si les algorithmes peuvent aussi «dérailler» et censurer des contenus a priori légitimes) suppléés par des petites mains accrochées à leur souris et les yeux rivés sur l’écran. Ces nettoyeurs du Net appliquent une charte de retrait des publications selon des critères stricts et américanocentrés, selon lesquels, par exemple, la violence est plus facilement tolérée que la nudité.
Signe des temps et du rapport de force, les États sont contraints d’adresser des demandes aux sociétés en question, généralement placées sous droit californien. Requêtes que ces dernières sont libres de valider ou de refuser en fonction de leur bon vouloir.
Et même si très majoritairement, ces requêtes sont acceptées, il n’en demeure pas moins que les États sont démunis et en sont réduits à adresser, comme des vassaux, leurs listes de suppliques à ces entreprises conscientes de leur statut incontournable dans la guerre de l’information. Le pouvoir du peuple, la démocratie, serait-il donc assujetti à celui des données numériques, la datacratie?
L’acceptation d’une soumission technique
C’est si vrai que cette vassalisation est non seulement acceptée, mais parfois renforcée par les mesures législatives de certains pays qui, loin de s’atteler à recouvrer une souveraineté numérique, préfèrent opter pour une censure toujours plus extensive et intensive.
Ainsi en Allemagne, la Netzwerkdurchsetzungsgesetz de 2017 –surnommée Facebook Act– ou en France, la Loi contre les contenus haineux sur Internet –dite loi Avia, du nom de la députée de la majorité présidentielle qui l’a portée–, proposée, mais non encore votée en raison de l’épidémie de SARS-CoV2, donnent la possibilité aux sociétés propriétaires des réseaux sociaux de s’ériger en juge au nom de la puissance publique.
Un constat alarmant dressé par de nombreuses personnalités et organisations, comme le Conseil national du numérique, qui s’inquiètent de l’absence de garanties d’indépendance des plates-formes ainsi adoubées.
Ces lois sont à la fois l’acceptation d’une soumission technique à des tiers sous le paravent d’une législation nationale et l’effacement de la liberté d’expression au prétexte d’abus de celle-ci.
Ce genre d’attitude est généralement révélateur de pays malhabiles, s’évertuant à punir leur population pour masquer leurs propres turpitudes. Et pendant ce temps, les nouvelles puissances numériques progressent en adeptes et en crédibilité au détriment des puissances étatiques: l’activisme en pleine pandémie de leurs plates-formes ne saurait être assimilé à de la philanthropie. La nature a horreur du vide.