L’Irak et l’Iran ont la singulière particularité d’être tous les deux des pays essentiels à l’équilibre – ou au déséquilibre – du Moyen-Orient. Véritables clefs de voûtes économiques, politiques, démographiques voire religieuses de la région, les deux Etats se sont affrontés durant près de dix ans entre septembre 1980 et août 1988. Le régime bassiste et « laïc » de Saddam Hussein affrontait la nouvelle République Islamique, dans un conflit où se sont mêlés Islam, pétrole et intérêts occidentaux.
A l’issue de ce bain de sang de plus d’un million de victimes qui n’aura donné en réalité aucun vainqueur, un fossé s’était bel et bien creusé entre les deux rives du Chatt-el-Arab, le delta du Tigre et de l’Euphrate qui constitue la frontière entre les deux pays.
En mettant à bas l’ennemi de toujours, Saddam Hussein, en 2003, l’Amérique va donner à l’Iran l’opportunité de reprendre pied en Irak. Paradoxalement, c’est grâce à l’intervention en Irak de l’ennemi américain, qui qualifiait simultanément l’Iran « d’axe du mal », que Téhéran a pu développer sa sphère d’influence chez son voisin. Des liens forts, noués de longue date.
Historiquement et dès l’Antiquité, les deux pays ont été le foyer de puissantes civilisations qui se sont mutuellement influencées : assyriens et babyloniens en Irak, Perse achéménide et safavide en Iran. Au fil des siècles, le chiisme est devenu la religion officielle de l’Iran et s’est imposé majoritairement en Irak (aujourd’hui à près de 70% de la population).
Le chiisme, courant minoritaire de l’Islam qui ne représente que 15% des musulmans dans le monde, est ainsi devenu l’un des points communs entre les deux pays. Un point commun qui n’avait pourtant pas empêché la guerre dans les années 80. La chute de Saddam Hussein en 2003 est une occasion en or pour l’Iran. Le régime de Bagdad était officiellement laïc mais en réalité dominé par la minorité sunnite.
Avec sa disparition, le rapport de force démographique reprend ses droits : les chiites, majoritaires dans le pays, reviennent au pouvoir. Une occasion en or pour l’Iran d’activer toutes les ficelles de sa diplomatie, tant religieuses qu’économiques et politiques. L’Iran a tout d’abord misé sur un renforcement de ses liens avec les principaux partis politiques chiites d’Irak, notamment « l’appel Islamique » (Dawa) et le « Conseil Suprême Islamique Irakien ».
A plusieurs reprises, Téhéran s’est immiscé dans les processus électoraux de son voisin, en finançant ses favoris et en arbitrant les conflits entre factions rivales.
Depuis 2005, l’Iran a ainsi « son mot à dire » sur la composition du gouvernement irakien. Après la chute de Saddam Hussein, le pays s’enfonce dans une guerre entre sunnites, chiites et l’occupant américain.
L’Iran saura là aussi user habilement de ses réseaux, en soutenant plusieurs milices, comme l’armée du Mahdi ou les Brigades Badr. Simultanément, Téhéran a accompagné et appuyé le choix d’un Etat fédéral Irakien, ce mode d’organisation étant devenu le plus à même de maintenir le rapport de force démographique et la domination sur la vie politique des chiites.
L’Economie n’échappe pas à la stratégie de rapprochement des deux pays : selon Myriam Benraad, spécialiste de l’Irak qui a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet, Bagdad est désormais le premier partenaire économique de l’Iran. En 2014, les échanges commerciaux entre les deux pays se chiffraient à 14 milliards de dollars, principalement des exportations iraniennes pour le marché irakien.
Mais le « soft power » de Téhéran ne s’est pas arrêté en si bon chemin : l’Etat a aussi assuré le développement de différentes chaînes de radio et de télévision spécifiquement en arabe (et non en farsi, la langue parlée en Iran) a destination de ses proches voisins et en premier lieu de l’Irak, comme Al-Alam News ou Irib 2 TV.
Enfin, l’Iran tente de maximiser son influence dans la région en soutenant son école religieuse chiite renommée de la ville de Qom, face à sa rivale irakienne de Nadjaf. Bien que toutes deux soient d’obédience chiites, les deux écoles ont en effet des divergences politiques, spirituelles et leur rayonnement influe sur tout le monde musulman.
Enfin, l’Iran s’est érigé comme rempart face à l’Etat Islamique, une sorte de « grand frère » qui pallie aux difficultés politiques et militaires de l’Irak qui a longtemps peiné à contenir l’avancée de Daesh. L’organisation djihadiste est apparue en Irak puis en Syrie quelques années après la chute de Saddam Hussein.
La minorité sunnite irakienne, désormais privée d’une grande partie du pouvoir politique et soumise à la pression des chiites, a été le terreau fertile qui a permis l’apparition de l’Etat Islamique. Daesh représente donc une menace sécuritaire pour l’Iran et pour ses alliés irakiens et syriens.
Au conflit religieux se conjugue donc une opposition politique, et l’Iran s’est massivement investi dans la lutte contre l’Etat Islamique, fournissant des hommes, du matériel et des experts militaires aux autorités syriennes et à l’Etat central irakien.
Enfin, l’Iran a mobilisé l’un de ses atouts les plus puissants : le Hezbollah. Mouvement politique et militaire libanais mais largement soutenu par Téhéran, le Hezbollah est devenu l’un des acteurs majeurs du conflit qui se joue en Syrie.
Par de multiples canaux, l’Iran est ainsi devenu l’un des principaux, pour ne pas dire le principal, adversaire de l’Etat Islamique dans la région. Un rôle risqué pour Téhéran, mais qui le rend désormais incontournable sur la scène internationale et indispensable pour son voisin Irakien menacé de dislocation par l’avancé de Daesh.
Téhéran n’a donc pas ménagé ses efforts pour cicatriser les blessures de la guerre Iran-Irak afin de rapprocher les deux peuples et les deux Etats. Une stratégie qui s’est donc révélée gagnante, puisque désormais, l’Iran est de loin le pays le plus influent d’Irak, devant les Etats-Unis (pourtant responsable du changement de régime) et les autres nations sunnites de la région (Arabie Saoudite, Qatar).
Une influence iranienne qui agace aussi de plus en plus en Irak.
Si Téhéran a indéniablement profité de la chute de Saddam Hussein en 2003 pour séduire son voisin et étendre son emprise, l’Irak n’est pas pour autant devenu un « vassal » de l’Iran.
Au contraire, certaines dimensions de l’influence croissante de l’Iran agacent de plus en plus entre le Tigre et l’Euphrate. Première source de frictions : les débordements de la force Al Qods. Cette unité d’élite militaire iranienne est apparue en 1979 après la révolution islamique.
Très secrète, son budget, ses effectifs et ses missions restent strictement confidentiels. Présente en Irak à partir de 2004, elle a vocation dans les premiers temps à « aider » le nouvel Etat sur le plan sécuritaire. Mais la présence de cette organisation entre milice et service secret va conduire à de nombreuses dérives : corruption, violences contre la minorité sunnite…
Face à cette situation et sous la pression de son opinion publique, le gouvernement irakien prend la décision de ne plus faire appel à la force Al-Qods, ce qui représentait alors un revers pour Téhéran. Économiquement, la montée en puissance des importations iraniennes en Irak n’est pas sans poser quelques difficultés et sans susciter quelques ressentiments.
A l’été 2015, d’importantes manifestations éclatent dans plusieurs villes d’Irak pour protester contre la main-mise des entreprise iraniennes sur le marché irakien et les accuser d’être à l’origine du renchérissement du coût de la vie. Au cris de « Iran barra, Bagdad tuba hurla !» (L’Iran dehors, Bagdad reste libre ») plusieurs milliers de manifestants ont protesté dans plusieurs villes d’Irak contre l’influence de l’Iran sur leur pays.
Un sursaut du nationalisme irakien qui a touché toutes les couches de la population, chiites compris. Car si la plupart des irakiens partagent la même religion que leurs voisins iraniens, ils n’en demeurent pas moins culturellement et ethniquement arabes.
L’inimité entre la culture perse et le monde arabe n’est pas à sous-estimer dans les masses populaires des deux pays et maintient une rivalité et un orgueil entre les peuples. Ces rassemblements de l’été de 2015 en Irak n’étaient pas étrangers à ce type de ressentiments. Si l’Iran jouit incontestablement d’une influence inédite en Irak, il est donc très loin d’être omnipotent.
Dernier exemple en août 2015, quand Téhéran n’est pas en mesure d’empêcher un changement de gouvernement à Bagdad et quand son favori Nouri al-Maliki est remplacé par Haïdar al-Abadi, un chiite issu du parti Dawa, mais ouvertement hostile à l’influence grandissante de l’Iran dans les affaires intérieures de son pays.
Quel bilan tirer de la stratégie iranienne en Irak ? Indéniablement, Téhéran est désormais devenu un partenaire incontournable pour Bagdad.
Les relations économiques et culturelles entre les deux pays se sont profondément renforcées et c’est tout l’équilibre du Moyen-Orient qui est bousculé : face à son rival saoudien et les autres pétromonarchies du Golfe, l’Iran contrebalance en consolidant ses relations avec ses proches voisins : le Liban à travers le Hezbollah, la Syrie avec le régime de Damas, et désormais, l’Irak.
Mais la fierté nationale irakienne et les différences culturelles risquent d’handicaper cette nouvelle entente.
Sources : Questions Internationales « Iran, le retour » Janvier- Février 2016 , Iran, le sens de l’Histoire Ardalan Amir-Aslani , Chiisme et politique au Moyen Orient : Iran, Irak, Liban Laurence Louër