En plein Salon de l'agriculture, plusieurs associations appellent le gouvernement à mettre en place des garde-fous pour limiter l'accaparement des terres qui favorise la spéculation et la financiarisation des exploitations. Ce phénomène, peu connu, prend de l'ampleur alors qu'un quart des agriculteurs va partir à la retraite dans la décennie. Il conduit à des exploitations géantes, qui emploient peu de main-d’œuvre et qui sont accros aux pesticides et aux machines, entravant la transition écologique du secteur.
En 50 ans, la France a perdu plus de 4,7 millions d'agriculteurs. Et ce déclin ne semble pas fléchir. Au cours de la prochaine décennie, la moitié des terres agricoles va changer de mains avec le départ à la retraite des agriculteurs. Ce manque de renouvellement, lié à la crise de vocation et à l’endettement, est un des sujets prioritaires pour la France en plein Salon de l’agriculture. Mais cette réalité préoccupante en cache une autre, celle de l’accaparement des terres agricoles par des investisseurs.
Dans un rapport baptisé "La Terre aux paysan.ne.s, l’agro-industrie hors champs !", les Amis de la Terre s’inquiètent de ce phénomène grandissant qui permet "à quelques multinationales ou agri-managers de contourner la réglementation pour créer des exploitations de plusieurs milliers d’hectares avec peu de travailleur.euses". Favorisant la spéculation, ces investisseurs ou entreprises rachètent des milliers de terres agricoles. Selon l'association Terre de liens, qui lutte contre le recul des terres cultivables, ils "possèdent 640 000 hectares de terres et contrôlent 14% de la surface agricole", via des sociétés agricoles "financiarisées". Comment la France a-t-elle pu laisser filer ces champs ?
Achat de parcelles "à prix d'or"
Les investisseurs recourent notamment à des montages financiers complexes, échappant ainsi aux Safer, ces Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées de réguler le marché foncier agricole. D’autant que "les Safer peuvent intervenir dans une vente seulement si elle concerne 100% des parts sociales de cette terre. Les accapareurs vont contourner cette règle en achetant 60% une fois puis 40 % plus tard", explique à Novethic Sarah Champagne, chargée de campagne agriculture au sein des Amis de la Terre.
Un hectare sur trois échapperait ainsi au contrôle des Safer, qui sont de plus en plus vulnérables. Financées à 80% par des fonds publics au départ, elles le sont aujourd’hui à hauteur de 2%. 8 % viennent des collectivités territoriales. "Le reste, ce sont les commissions qu’elles touchent sur les ventes… Elles sont juges et parties, ce qui fait leur fragilité", explique dans Ouest-France, la journaliste Lucile Leclair, autrice du livre "Hold-up sur la terre". "Aujourd’hui les Safer ne sont pas armées pour fermer la porte aux grands groupes."
Ces dernières années, plusieurs transactions ont fait grand bruit. La dernière en date provient de la Vienne. L’entreprise AgroTeam a ainsi racheté en décembre 2022 une ferme géante de 2 100 hectares - la moyenne étant de 69 hectares pour une exploitation française. Aux manettes, trois agriculteurs seulement.
À Grasse, ce sont Chanel et L'Oréal qui ont posé leurs valises, achetant des "parcelles à prix d'or", deux à trois fois supérieur au marché, raconte Terre de Liens.
Le charcutier Fleury Michon s'est offert un "élevage où naissent 6 000 porcelets par an".
En 2017, c’est un conglomérat d’investisseurs chinois qui avait ainsi acquis plus de 1 700 hectares de terres agricoles dans l’Indre quand le milliardaire russe Alexander Pumpyansky rachetait le domaine du vigneron Jean-Francois Ganevat, apôtre du vin nature.
Impacts sociaux et environnementaux lourds
Au-delà de la spéculation et la financiarisation de ces terres, les impacts sociaux sont massifs. Alors que les fermes s’agrandissent, elles emploient peu de personnel. Une grande exploitation de 100 hectares emploie ainsi en moyenne 2,4 personnes, sous statuts précaires, contre 4,8 personnes pour une petite, notent Les Amis de la Terre. Côté environnement, là aussi le bât blesse. L’agrandissement des exploitations conduit en général à une mécanisation accrue et à l’adoption de pratiques agro-industrielles. "On favorise la rentabilité à court terme, l’agriculture à base d’engrais et de pesticides. L’impact climatique est fort puisque l’engrais représente par exemple plus de la moitié des émissions de CO2 de l’agriculture", remarque Sarah Champagne.